Après des années passées à l’étranger, Lotfi Maktouf dresse un portrait de son pays. Cet avocat spécialisé dans la finance s’interroge sur la dérive islamiste de la Tunisie, et sur ce qu’il reste de la révolution du 14 janvier 2011. Ses réflexions sont à lire dans « Sauver la Tunisie », un ouvrage publié en juin dernier chez Fayard, bien avant les troubles qui secouent à nouveau le pays. Interview réalisée par Véronique Barondeau.
Après la révolution du 14 janvier, j’ai sillonné la Tunisie, je me suis demandé si, nous tunisiens, nous avions un problème d’identité ? Comment se fait-il qu’un peuple aussi hospitalier, ouvert et délicat ait pu se résigner à accepter Bourguiba, puis Ben Ali ? Et aujourd’hui la dérive islamiste ? Je commençais à avoir peur de la tournure que prenaient les choses, c’est la raison pour laquelle j’ai commencé à écrire. J’ai vu le processus de transition démocratique glisser. Tout avait pourtant bien commencé avec la révolution. Le lendemain du départ de Ben Ali, l’administration a continué à fonctionner, les gens nettoyaient les rues et puis il y a eu les élections pour l’assemblée constituante. Son mandat était de fournir en 12 mois une constitution et de poser le cadre adéquat pour des élections libres. Or, ce mandat a été complètement perverti.
Cette assemblée, dont la majorité est constituée d’islamistes, a essayé de mettre en place un autre système. Ils se sont mis à légiférer sur des tas de questions sur lesquelles ils n’avaient pas le mandat. La légitimité de l’assemblée constituante est entamée. Il n’y a pas eu de volonté de travailler ensemble pour aboutir à une constitution. Article après article, les islamistes ont essayé transformer le système pour en faire un Etat islamiste. Par exemple, ils ont voulu changer le principe de l’égalité de l’homme et de la femme en disant qu’elle est « complémentaire », etc… Si on avait confié la rédaction de la constitution à des experts, ils l’auraient rédigé en quelques jours. Et là, une année est passée sans que quoique ce soit ait été fait.Une partie de la rue réclame le départ d’Ennahda, une autre soutient le gouvernement ? Quelle légitimité a encore ce gouvernement ?
Lotfi Maktouf : Ce gouvernement souffre d’un vrai problème d’image, de légitimité et de crédibilité. Il devait être par définition « provisoire » et gérer les affaires courantes. Or, le premier gouvernement comportait 81 ministres, c’est plus que le gouvernement chinois ! Les dirigeants actuels ont failli sur toute la ligne. Il n’y a eu aucun progrès sur ce que réclamait le peuple. Il n’y a pas eu une seule initiative, par exemple, contre le chômage.
Même après l’assassinat de Choukri Belaïd, et un remaniement ministériel : rien n’a changé ! Personne ne prend les préoccupations de la jeunesse en compte, ceux qui sont à la base de la révolution.
Comment la Tunisie peut-elle surmonter cette crise ?
Lotfi Maktouf : Ce sera difficile, les islamistes ont infiltré toutes les instances de l’Etat, jusqu’aux municipalités, ils ont même remplacé le dirigeant de la STEG, la société tunisienne de l’électricité et du gaz, par un islamiste en pensant que cela allait les favoriser lors des élections à venir.
Mais aujourd’hui, on a dépassé le stade de la crise politique, on se trouve en pleine crise sécuritaire, je dirais même existentielle ! On est au bord de la guerre civile ! Il est temps qu’Ennahda réalise qu’il faut réagir. L’échec d’Ennahda est acté. Ce sont des incompétents : il y a quelques jours encore, le porte-parole du ministère de l’intérieur affirmait que l’assassinat des 8 soldats à la frontière algérienne était un complot sioniste, tout comme l’assassinat de Mohamed Brahmi. Qui peut croire des inepties pareilles ?
Je ne sais pas si ce gouvernement dirigé par Ennahda a vraiment ouvert la porte aux extrémistes, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il s’est engouffré dans un processus d’islamisation de la société, plutôt que de s’occuper des affaires courantes, et de permettre la mise en place d’une constitution.
Ce qui est reproché à Ennahda, ce n’est pas qu’il y ait des attaques terroristes, c’est son laxisme. Les dirigeants d’Ennahda ont fait preuve de connivence avec ceux qui tiennent des propos radicaux et haineux. Ils ont toléré le fait que des prêches se tiennent dans les mosquées où on invitait à tuer les infidèles, ou les opposants comme Belaïd. Tout cela crée une ambiance propice à l’insécurité, à la violence, et ce n’est pas le rôle d’un gouvernement de permettre ce genre de débordements.