Entretien avec Lotfi Maktouf, mécène
Avocat au barreau de New York, conseiller principal au FMI (fonds monétaire international), auteur du livre «Sauver la Tunisie»(*) et créateur d’Almadanya, fondation tunisienne pour le développement de l’éducation, de la culture et de l’environnement, Lotfi Maktouf croit ferme au pouvoir de la société civile dans la reconquête de la Révolution. Et, à l’écouter, on sent un homme qui a le bon goût de mêler l’intelligence du cœur au sens des affaires. Un vrai mécène.
Qu’est-ce qu’un mécène culturel, d’après vous?
Un mécène culturel doit, bien entendu, avoir une certaine aisance matérielle, de l’amour et du respect pour l’art et la création, et être capable de flexibilité, de sensibilité et de réactivité. Le mécénat est une volonté qui vient du cœur et de l’esprit.
Mais qui dit mécène dit, surtout, fortune et richesse, n’est ce pas ?
Bien entendu. Mais j’insiste : le mécénat est une façon d’être, la fortune ne suffit pas. Une mère dont le fils (ou la fille) est passionné de danse ou de théâtre, est mécène si elle croit en lui et l’encourage. Combien de parents auraient étouffé tout élan artistique au nom de la carrière et du «pain»? Combien d’hommes riches s’exhibent, aujourd’hui, sur la scène publique, simulant leur amour pour les arts et la culture, alors que leurs motivations relèvent du sponsoring politique ou commercial ? C’est pour vous dire que l’on ne devient pas mécène en le déclarant.
La plus grande part de contribution dans les musées du monde vient de petites bourses, sous forme d’abonnements et de petites sommes d’argent versées par des personnes anonymes. Voici, selon moi, le summum du mécénat. Celui-ci a joué un rôle fondamental et vital dans la promotion des arts et de la culture. Leonardo de Vinci, Botticelli, Michelangelo et bien d’autres doivent beaucoup aux Médicis !
Pensez-vous que le fait de légiférer la déduction fiscale encouragerait le développement du mécénat culturel en Tunisie ?
Celui qui veut agir en tant que mécène ne le fera pas par souci de déduction fiscale. Espérer instaurer ou encourager le mécénat au moyen d’une nouvelle législation n’est pas réaliste. C ‘est comme si l’on voulait instaurer la générosité et la passion de l’art, en légiférant. En revanche, au niveau des entreprises, il est vrai qu’une loi autorisant la déduction fiscale des contributions au profit du mécénat, pourrait générer des fonds au profit des secteurs culturels et artistiques et même scientifiques.
Avez-vous eu connaissance du texte de loi ?
Oui. C ‘est certainement la loi la plus courte de l’histoire du mécénat. Comme vous devez le savoir, elle tient en deux lignes, et apparaît dans le corps de la loi de finances complémentaire pour l’exercice 2014. Naturellement, cela ne lui ôte en rien sa valeur. Ce que je voulais dire, c ‘est que l’encouragement de la culture et des arts par le moyen des contributions privées est une entreprise complexe et une démarche qui ne peut être instaurée d’un trait du législateur. La loi peut soutenir une dynamique socioculturelle mais non l’instaurer.
Cette loi est-elle inutile ?
Absolument pas. C’est bien qu’elle existe. J’imagine que cela n’a pas été facile pour le ministère de la culture de faire passer le texte de loi dans une assemblée où les préoccupations sont ailleurs. Mais il restera lettre morte s‘il n’est pas accompagné d’un véritable effort de clarification sur les modalités de son application, la définition des secteurs qui bénéficieront des contributions déductibles, les mécanismes de recours et d’arbitrage et surtout un vis-à-vis au niveau des ministères de la Culture et des Finances, un groupe représentatif d’artistes, de mécènes confirmés, de journalistes (pourquoi pas !) et, des pouvoirs publics, pour inspirer et arbitrer les premiers pas d’application de cette nouvelle loi.
Tout ce que je vous annonce ici aurait dû être entrepris en amont de cette loi. Mais bon…
Et cette campagne de sensibilisation que l’on vient de lancer, pensez-vous qu’elle porterait ses fruits ?
Ce n’est pas à coup de campagnes de sensibilisation que l’on change les choses, que l’on interagit avec son environnement ou que l’on traduit ses aspirations en faits concrets. Ni la loi, ni même la constitution ne peuvent donner de résultats, sans la volonté et la conviction des hommes et des femmes qui vivent sur le terrain, au quotidien. Le mécénat est une philosophie née de l’esprit de générosité, de l’amour de la culture, des sciences et des arts et du désir conscient de soutenir l’artiste, l’artisan, le penseur et le chercheur, matériellement, et sans contrepartie. Quel texte pourrait «injecter» une telle philosophie au sein de notre communauté et faire du mécénat la solution à tous les besoins de nos artistes et créateurs ?
Notre révolution sera culturelle, artistique et scientifique ou elle ne le sera pas. Concentrons–nous sur l’éducation, la sensibilisation et les échanges. Je rêve d’une bourse de la culture, des arts et des sciences qui prendrait la forme d’un forum, où tous les projets sont clairement annoncés et où les personnes et entreprises mécènes viennent consulter les artistes et les créateurs et envisager de les financer ou de contribuer à leurs œuvres. Un tel forum ne doit pas attendre une décision de l’Etat, mais devrait émerger de la société civile elle-même. J’invite les artistes et les créateurs à s’élever au-dessus des petits clivages entre eux, tout en gardant leurs individualités et spécificités et sans lâcher leur envie d’exceller. Qu’ils s’unissent derrière une mission fédératrice, celle de la promotion de nos arts et de notre culture.
Cette «Bourse de la culture», serait-elle ouverte aux mécènes étrangers ?
Je suis contre le mécénat étranger, surtout s’il est lié à une volonté d’ingérence économique ou politique dans notre pays. Mais cela ne devrait pas priver nos artistes et nos créateurs de la manne des généreux donateurs étrangers, qui ne sont motivés que par la promotion des arts et de la culture. Il en existe, et nombre d’expériences heureuses et positives, avec le soutien étranger, ont déjà vu le jour. Il faudrait s’en inspirer, en se méfiant du loup.
Cela dit, il est évident que, pour ce type de démarches, un cadre législatif serait indispensable, mais à condition qu’il identifie les contours du mécénat de façon claire. A ce propos, les pouvoirs publics devraient sensibiliser les pays européens à légiférer en faveur d’une déduction ou même d’un crédit d ‘impôt dont bénéficieraient les entreprises européennes pour toute contribution au profit de projets culturels, scientifiques et artistiques en Tunisie. Voici un projet concret, ambitieux, innovant et constructif à entreprendre de la part de nos gouvernants!
N’avez-vous pas dit que la déduction fiscale n’est pas, en soi, une motivation pour les mécènes ?
La déduction fiscale n’est pas une motivation première. Tenez, par exemple, le lieu le plus propice au mécénat avec la présence du nombre le plus élevé de mécènes est la Principauté de Monaco. Pourtant, les monégasques nationaux et résidents ne payent pas d’impôts et donc ne déduisent pas leur contribution. Leur générosité est, en quelque sorte, nette d’impôt! Pour les entreprises, la déduction est un plus, mais rarement une motivation première.
Soyons directs ! L’incitation fiscale est plus percutante en occident que chez nous, parce que, par définition, l’impôt est une réalité économique incontournable. En conséquence, lorsque le contribuable exerce son droit à la déduction pour mécénat, il ou elle, sait pertinemment que l’alternative pour les montants collectés et leur insertion dans la base d’implosion, et à défaut, finiront en impôts. Dans les pays que j’appelle «à maturité fiscale», le contribuable se sent partenaire de l’Etat dans sa démarche de mécène.
Tenez, par exemple, le 20 octobre 2014, a été inauguré, à Paris, un haut lieu de l’art et de la culture. Il s’agit de la Fondation Louis Vuitton, créée par Bernard Arnault, un homme d’affaires français, propriétaire du groupe de luxe LVMH, dont il est le président-directeur général. Cet édifice extraordinaire dédié à la création contemporaine est l’œuvre d’un illustre architecte canadien, Frank Gehry. Pour ce projet, il y a eu, bien entendu, des encouragements fiscaux. La ville de Paris a accordé un bail sur une période de plus de 50 ans pour le terrain sur lequel on a bâti cette magnifique structure à la gloire de l’art. Mais Bernard Arnault n’a pas entrepris ce projet pour des raisons de récupération fiscale. C’est son amour et son respect pour les arts et la culture qui l’ont motivé. D’ailleurs, dans 50 ans, tout reviendra à la ville de Paris.
Chez nous, il faut autre chose pour motiver les généreux donateurs que de leur miroiter la déduction. Je pense à un effort d’éducation et de communication à long terme, sur la valeur de l’art et de la culture comme marqueurs d’une société et curseurs de sa dynamique. Cela commence à l’école, mais non à coup de campagnes ponctuelles, telle une campagne électorale éphémère, qui s’éteindra avec les lumières de la scène, et dont il ne restera aucun souvenir des promesses lancées à tout bout de champ.
Et puis, il faut dire que les artistes souffrent d’un autre préjugé tout aussi inhibant et «castrateur». Dans nos sociétés, existe une perception rampante selon laquelle les artistes, les créateurs et même les scientifiques sont des «gens bizarres», même «pervers»… «Twisted», diraient les anglais. Et leurs activités ne peuvent pas être sérieuses. Pire, certains pensent même que ces artistes s’ « amusent » en dépensant l’argent public, pour justifier le manque de moyens budgétaires en faveur des arts et de la culture.
C‘est pour cela qu’il est temps de remettre les pendules à l’heure et d’engager des échanges entre toutes les parties prenantes. Le rôle de la société civile est crucial pour soutenir l’art et la culture dans notre pays. Je dis à nos artistes, foncez, votre rôle dans la société et dans son devenir est crucial, n’attendez pas l’Etat, cherchez des compagnons au sein de la société civile. Battez-vous pour vos convictions et cultivez vos talents. Un jour ou l’autre la reconnaissance viendra.
Et vous, qu’est-ce qui vous motive en tant que mécène ?
Ce qui me motive, c’est d’abord le fait que je sois, en quelque sorte, le produit de cette philosophie du mécénat. J’ai eu la chance d’avoir fait mes études à l’époque de Bourguiba et d’avoir profité d’un système éducatif, culturel et scientifique moderne et ouvert. Conscient de sa citoyenneté, Bourguiba avait un idéal de société et il s’est donné pour mission de le mettre en œuvre, de toutes ses forces et avec beaucoup d’intelligence. Il avait placé la culture, la science et l’éducation au centre de son idéal sociétal. Sa démarche est similaire à celle des mécènes. Le mécénat est un choix.
On confond souvent mécénat et sponsoring. Voulez-vous nous en préciser la différence ?
Bien entendu. Il faut savoir distinguer le mécénat du sponsoring. Le premier est une démarche inspirée de l’amour des arts et de la culture et du désir profond et naturel de soutenir la création sous toutes ses formes, sans interférence éditoriale, si je puis dire. Le Sponsoring, en revanche, est une démarche commerciale et de promotion, dont l’objectif pour son instigateur (entreprise ou même parti politique) est de mettre en avant une marque. L’art et la culture sont alors relégués au second plan et n’en profitent vraiment pas. Ils en deviennent même l’otage. Pour notre part, en tant que Fondation Almadanya, notre intervention ne peut être qualifiée que de mécène, puisque nous n’avons pas de marque commerciale à promouvoir. Nous cherchons à inspirer et à montrer la voie à nos compatriotes pour favoriser et soutenir les arts et la culture. Voici une vingtaine d’années que je le fais en toute discrétion, ailleurs que dans mon propre pays. Depuis la révolution du 14 janvier, j’ai senti que je pouvais agir sans inquiétude. Aujourd’hui, je ne me prive pas du plaisir d’aider nos créateurs.
Existe-t-il plusieurs sortes de mécénat ?
Il y a deux grands courants de mécénat. Chez les anglo-saxons, le mécénat est un fait de société. Les entreprises et les entrepreneurs créent leurs propres écoles, leurs propres musées, etc. Toutes les grandes dynasties de ce monde-là ont financé les projets colossaux de culture, d’éducation, de recherches, des arts (musique, dance, opéra). Aux USA, par exemple, il n’existe pas de ministère de la culture…
La seconde école est interventionniste et centralisatrice. La française par exemple, elle a une approche centralisatrice et conceptuellement totalitaire.
J’invite la société civile tunisienne à prendre le relais de l’Etat défaillant et à encourager nos artistes et nos créateurs, en leur faisant confiance et en respectant leur liberté artistique.
Vous qui êtes diplômé de Harvard et membre du barreau de New York, agissez-vous, en tant que mécène, selon l’influence anglo-saxonne ?
En effet. Nul ne conteste l’importance de cette université américaine, qui est soutenue à 100% par des mécènes. Harvard ne bénéficie pas d’un demi-Dollar, de l’Etat de Massachussetts, ou de l’Etat fédéral. Cette université, comme tant d’autres aussi prestigieuses, constituent une source de revenus et de dynamique économique pour leurs pays.
Quelles sont vos actions en tant que mécène à l’échelle internationale ?
Depuis des années déjà, j’encourage les initiatives internationales en matière de protection des océans. Je suis vice-président de l’Association des amis du Musée océanographique de Monaco et président pour l’Europe de «SeaKeepers», un organisme international dédié à la protection des océans.
Et quelles sont les réalisations d’Almadanya en matière d’éducation ?
Nous assurons, et ce, pour la quatrième année scolaire consécutive, le transport rural à 6000 écoliers dans une dizaine de gouvernorats. Le programme consiste à financer une flotte de taxis ruraux, autour des zones défavorisées, pour le transport quotidien des écoliers dont les lieux d’habitation sont à des distances de 3 à 12 kilomètres de l‘école la plus proche. Ces enfants sont, dans les faits, privés d’instruction. Peu importe qu’un article ou qu’un chapitre en garantisse le droit dans la constitution. Ce programme est connu dans ces régions sous le nom de «Fatma». Il donne des résultats extraordinaires, en abaissant le taux d’absentéisme à 0,2% et en augmentant les moyennes des écoliers de plusieurs points d ‘un coup, sans parler de ce sens d’appartenance et de dignité que découvrent nos enfants!
Almadanya est également partie prenante dans le domaine de l’emploi, grâce à son programme «Permis de Rêver». Chaque année nous aidons des centaines de jeunes diplômés au chômage, en finançant l’obtention du permis de conduire, tout en suivant une stricte égalité entre garçons et filles. Nous aidons aussi les municipalités à se développer économiquement, en mettant à leur disposition un site web spécifique et personnalisé afin de leur offrir une plus grande visibilité numérique. C’est le programme «Baladi».
Qu’en est-il par rapport à l’environnement ?
Nous avons un programme appelé «Green Tunisia», qui vise à planter un million d’arbres dans toute la Tunisie, afin de lutter contre la déforestation et le phénomène de désertification qui menace le pays. Nous en avons planté plus de 120 000 arbres, déjà.
Vos programmes sont très importants, pourquoi est-ce que vous n’en parlez pas ?
Vous savez, le propre de la société civile est de travailler plutôt que de parler. Je suis sûr que la plupart de vos lecteurs n’ont jamais entendu parler d’Almadanya et encore moins de ses programmes. Notre satisfaction est ailleurs. Elle est chez nos jeunes compatriotes qui vivent la différence tous les jours. Il est difficile de tout décrire ici, mais je vous invite à visiter notre site web (almadanya.org) pour de plus amples détails.
Et en ce qui concerne la culture, avez-vous des projets de soutien?
Les interventions d’Almadanya dans la culture et les arts sont multiples et variées. Récemment, dans le cadre de la 29e session du Fifak (festival international du film amateur de Kélibia) qui a eu lieu au mois d’août, la fondation a accordé un prix au meilleur scénario. Parce que nous croyons au cinéma et au pouvoir de l’image. Nous voulions, à travers ce prix, inspirer d’autres cinéastes amateurs et les inviter à s’exprimer. L’expression sous toutes ses formes est la base de toutes les dynamiques.
Autre initiative, Almadanya a décidé d’accompagner et de soutenir l’œuvre de Mehdi Benedetto, un jeune et talentueux artisan qui utilise la pierre et le marbre tunisiens. Il est appelé à exposer ses œuvres en Europe et à participer à des concours internationaux. Cette action a pour but d’encourager la création, et de promouvoir l’image de notre pays à l’échelle internationale. Dans ce projet, nous sommes à la croisée des métiers d’art : la sculpture et l’artisanat.
Nous organisons également un concours de lecture, permettant à des écoliers âgés de 12 à 16 ans de visiter des lieux importants de la culture tunisienne tels que Carthage, le musée du Bardo et divers parcs nationaux. Et nous poursuivons, depuis la révolution, le lancement de plusieurs musées privés. Il s’agit, en particulier, d’un musée océanographique digne de ce nom et un musée de calligraphie et d’instruments d’écriture. En avide collectionneur, je nourris le rêve d’offrir ma collection à mon pays.
(*) «Sauver la Tunisie», est paru en 2013, aux éditions Fayard.