Mon Madiba à moi – La Presse de Tunisie

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Par Lotfi MAKTOUF

Le combat, la pensée, le parcours, la vie des grandes personnalités ont toujours été largement publics, amplement débattus et copieusement repris sous tous les angles. Nelson Mandela n’échappe pas à cette règle d’autant plus qu’il offrait aussi bien de son vivant que depuis son départ ce 5 décembre inspiration, unanimité et exemplarité.
Ayant eu l’immense privilège d’avoir connu en personne celui que les Sud-africains appellent affectueusement Madiba, j’ai pu découvrir l’unique capacité qu’a cet homme de générer une relation privée et privative avec chaque individu. Même en s’adressant à la foule. C’est peut-être là que résideraient le talent et le don d’un leader, tout compte fait!
Mon propos ici est de faire partager les émotions et les impressions que Madiba m’a fait vivre à chacune de nos rencontres et qui se précipitent au moment où j’apprends la si triste nouvelle  de son décès.
En 1961 ou 1962, je devais donc avoir six ou sept ans, alors jeune élève en primaire en Tunisie, lorsqu’une bande dessinée d’un magazine tunisien pour enfants, (Irfan), m’avait marqué par le dessin du corps d’un enfant noir assassiné par l’armée blanche de l’Apartheid. Je me souviens encore de ce dessin animé  et de ce corps gisant le long d’une rivière sur fond d’un grand soleil et d’une inscription, «l’espoir est plus fort que la mort». L’apartheid a toujours été pour moi l’illustration du mal et de l’injustice. Je me demande parfois si cette injustice n’a pas présidé à mon choix pour des études de droit.
Ce fut ensuite au hasard d’une rencontre, en 1985 alors que j’étais avocat à New York, que je me suis engagé à soutenir l’action de l’ANC.  Mon champ d’intervention était tout indiqué : conception, financement de programmes d’éducation pour enfants noirs des ghettos, et conseil en économie internationale et développement aux états-majors. Alors que l’«assistance technique» armée était en général le lot des relais algériens et libyens entre autres, les «dossiers» économiques et de développement étaient plutôt réservés aux contacts scandinaves et britanniques de l’ANC. La présence d’un Tunisien, même de la diaspora, était plutôt «originale» et bienvenue tant la diplomatie tunisienne de Bourguiba était respectée et appréciée. Combien de fois mes amis de l’ANC me répétaient «A nous deux, entre Bizerte et le Cap, nous tenons l’Afrique!»  Mon engagement était bien entendu secret pour éviter de bousculer l’establishment financier dans lequel j’évoluais d’abord à Wall Street et ensuite au sein du Fonds monétaire international. A l’époque où j’ai rejoint le FMI en 1986, l’Afrique du Sud était encore entre les mains de la minorité blanche et sous le joug de l’Apartheid.  Afin de ne pas froisser les membres africains, l’Afrique du Sud figurait dans le département européen !. Quelle hypocrisie!
Mais c’est en juin 1991 que j’ai pour la première fois rencontré Madiba à Paris sous un ciel pluvieux et frisquet. Je me suis senti enveloppé de fierté et d’émotion. Comment un homme à peine libéré après 27 années de prison pouvait-il se dresser aussi dignement et avec autant de charisme, de classe, de sérénité et de concentration?! J’ai appris ce jour-là que la force du mental est au dessus de tout. J’ai ce jour-là rencontré un homme dépositaire d’une énergie rare et d’une mission de paix et d’amour.
Rencontre furtive et écourtée par respect pour cet homme de toutes parts sollicité. Il devait prononcer un discours le lendemain à Matignon et, surtout, repartir chez lui pour un évènement capital: le 30 juin 1991, l’Apartheid sera formellement aboli en Afrique du sud. L’extraordinaire de Klerk, qui mérite le Nobel de la paix tout comme Mandela, a tenu parole!
Mais c‘est en Afrique du sud, à l’occasion de mes nombreuses visites pour lancer et suivre mes divers projets économiques, que j’ai pu rencontrer et m’imprégner de la philosophie Mandela.  J’articulerais mes propos autour du double statut de cet homme hors du commun: l’âme de l’activiste et la vocation du leader.
Mandela est davantage un produit de la société civile que de la politique. Sa formation, son parcours, la structure même de son organisation, l’ANC, son interaction avec son peuple et son propre système de valeurs en font un homme du terrain.  Son sens de la proximité est tellement développé qu’il en fait, à tout moment, le véritable curseur de la dynamique sociétale dans son pays.
Focalisé sur l’objectif, il sacrifie ses propres chances de survie au profit de l’intégrité et de la valeur de l’objectif final. N’a-t-il pas négocié avec de Klerk comme avec un «camarade»? N’a-t-il pas forgé les alliances les plus improbables pour qu’un nouveau pacte social puisse voir le jour en Afrique du Sud?  Ses repères sont l’amitié, la loyauté, la citoyenneté, le droit, la liberté plus que le pouvoir et les acquis. Seule une force surhumaine pouvait permettre de dépasser la revanche, la violence, le règlement de comptes et même la colère.
Mandela illustre parfaitement les paroles de Saint-Exupéry que l’«on ne voit bien qu’avec le cœur». En effet, «son équipe» n’est choisie ni sur une base ethnique, ni religieuse, ni idéologique, ni même de préférence nationale. Sa fréquence de pensée est ailleurs, elle est humaniste. Je demeure fasciné par la capacité de Mandela à entrer dans une même «communion» avec des personnes tout aussi différentes les unes des autres et de lui-même, mais qui sont à ses yeux ses «camarades» dans le sens humaniste du terme. Exemple ? Observez la parfaite harmonie qui enveloppait cette conversation entre Mandela, le légendaire syndicaliste le tamoul Jay Naido, accompagné de son épouse, la québécoise militante et écrivaine Lucie Pagé. Voir avec le cœur sert à transcender toutes les appartenances et finit par lier et souder l’équipe, un concept si cher à Mandela le sportif. ZL, journaliste français fin connaisseur des sociétés africaines et présent à l’investiture présidentielle de Thabo Mbeki en 1999, avait justement relevé l’aisance et la complicité avec laquelle Moss Nogoasheng, alors bras droit de Mbeki, conversait avec moi qui serais a priori à mille lieux de son monde!. Je me souviens encore de la phrase du journaliste témoin de la conversation «Je me demande s’ils ne tiennent  pas ça de Mandela».
C’est sans doute cette qualité de voir avec le cœur combinée à la distance qu’il maintenait par rapport au politique qui a permis à Mandela d’être, parfois contre vents et marées, «politiquement incorrect» sans que cela n’affecte ni sa posture ni sa grandeur. Souvenez-vous de cette boutade devenue légendaire  lors du diner d’investiture de Mbeki, son successeur en 1999, et à laquelle j’ai eu l’honneur d’assister, lorsqu’il lança en présence de Mouammar Kadhafi et autres Robert Mugabe pour ne citer que deux exemples parmi tant d’autres: «Je me suis mal entouré cette fois-ci. La prochaine fois, je choisirai des camarades qui feront de moi un président à vie !».  Pourtant, à sa sortie de prison en 1990, Mandela a rendu visite à… Kadhafi malgré les critiques de toutes parts. Loyauté n’exclut ni intégrité ni liberté ni encore lucidité.
Une seconde qualité qui démarquait Mandela du politique est son humilité. Il avait toujours et par instinct sollicité l’avis de ses «camarades». Il était fondamentalement au service d’autrui.  C‘est ce paragraphe du discours qu’il avait prononcé le 11 février 1990 à sa sortie de prison qui illustre bien son idéologie: «I stand here before you not as a prophet but as a humble servant of you, the people. Your tireless and heroic sacrifices have made it possible for me to be here today. I therefore place the remaining years of my life in your hands»(1).
Madiba s’amusait à dire en privé que, dans la cohue et la dimension historique du moment, personne n’avait pensé à lui ramener ses lunettes de vue. «Je portais les lunettes de lecture de Winnie…! et personne n’avait rien vu».
Autre exemple, je n’ai jamais vu Madiba faillir à saluer le personnel qu’il rencontrait. Cela est devenu une habitude pour l’observateur mais, la première fois que vous voyez un homme de la stature de Mandela s’avancer pour saluer ses gardes corps et ceux de Thabo Mbeki alors son vice président, une véritable leçon d’humanité et d’humilité vous est servie sur un plateau.
Cette humilité l’a curieusement élevé au dessus de tout mercantilisme. Servir semble l’avoir préservé du matériel en le focalisant sur l’idéal. En cela, il me rappelle Bourguiba. Il avait du mal à comprendre le lien entre le marché et la cité. Il est fondamentalement et conceptuellement socialiste dans le sens où les missions de la République (sécurité, santé, justice, droit, solidarité, éducation) doivent être préservées du tiraillement, de la fébrilité et de la volatilité mercantiles.
Deux anecdotes illustrent cette posture. La première, lors d’une réunion privée à l’Elysée le 15 juillet 1996 entre Mandela et un Chirac qui s’employait à convaincre Madiba d’opter pour l’Airbus à la place de Boeing. Mandela, pour sa part, souhaitait que la France contribue aux efforts de développement d’infrastructures éducationnelles en Afrique du Sud postapartheid. Chirac lui avait répondu qu’il pouvait en discuter avec Airbus! Aussi noble et réaliste que la suggestion de Chirac pouvait être, Mandela était mal à l’aise avec ce raccourci.
Je me souviens également d’une réunion à Pretoria pour étudier l’offre d’un grand homme d’affaires britannique qui voulait s’approprier la loterie nationale sud africaine en promettant de grands investissements sociaux en contrepartie. Madiba, là encore, était mal à l’aise. Il comprenait bien l’aspect échange, mais admettait mal que cela s’applique à des valeurs aussi nobles que l’éducation et autres impératifs sociaux.
Humble, il avait une capacité d’écoute quasi-surhumaine. Il se concentrait tellement sur les arguments de l’autre qu’il était ensuite capable de les rendre siens non pas par hypocrisie ou cupidité mais dans un esprit rassembleur, fédérateur. En septembre 1995, Mandela était invité à s’exprimer à l’occasion de la En septembre 1995, Mandela était invité à s’exprimer à l’occasion de la réunion annuelle de l’Union internationale des télécommunications. Nous étions dans sa  suite présidentielle de l’Intercontinental à Genève lorsque Madiba voulait rapprocher mon point de vue sur la réforme du secteur des télécommunications en pleine « convergence », de celui du ministre sud africain des Postes, Télécommunications et Télédiffusion de l’époque, Pallo Jordan, et du président de Telkom SA. A mon grand étonnement, Madiba reprenait exactement les arguments de Jordan à son compte en m’invitant à y répondre. Madiba insérait ensuite certains de mes arguments et demandait à Jordan d’y répondre. Nous avons ainsi atteint un compromis qui semblait pourtant quasi impossible trente minutes auparavant.  A mon arrivée, Mandela avait su détendre l’atmosphère en m’accueillant; il s’exclama : «Hello Lotfi, how are you ? I hope you remember me !(2)
A la fin de l’entretien, il se lève, me remercie de la visite et, prenant son air que je qualifierais d’«annonciateur» de boutade, un mélange de «faux sérieux» et de «faux naïf», me demanda si j’avais apprécié son speech. Je répondis par l’affirmative en rétorquant. «Moi, j’ai préféré celui de mon vice-président !».  Madiba faisait allusion au discours que Thabo Mbéki avait prononcé six mois auparavant à Bruxelles, à l’occasion de la réunion du G-7 à Bruxelles fin février 1995, pour lancer l’initiative de la société d’information. Ce discours avait tiré la sonnette d’alarme sur le fossé numérique qui sépare le Nord du Sud et a été largement repris par les médias. Mandela voulait me dire qu’il savait que j’avais organisé l’invitation de Mbeki dont j’ai rédigé le discours. C’était la façon de Madiba de me taquiner et de me féliciter.
Mais les moments les plus intenses que je garde de Mandela se rapportent tous à nos échanges sur l’éducation et sur la façon d’accélérer ce que les anglo-saxons appellent l’«empowerment» par l’éducation c ‘est à dire la montée en capacité des populations au moyen de l’éducation. Nous passions de longues heures à en débattre quasiment en tête à tête mis à part la présence de JBC, un activiste français qui jouit d’une grande confiance au sein de l’ANC et qui coordonnait mes initiatives.  Mandela aimait évaluer les stratégies et comparer les expériences de politiques sociales. Celle de Bourguiba le fascinait.

*Avocat international tunisien, diplômé en droit des Universités de Tunis, de la Sorbonne et de Harvard, ancien conseiller principal au Fonds monétaire international, financier et philanthrope. Auteur de «Sauver la Tunisie» chez Fayard et fondateur d’Almadanya, une association de développement dédiée aux projets éducatifs et de lutte contre le chômage des jeunes en Tunisie

(1) «Je suis ici devant vous non pas comme un prophète mais comme votre humble serviteur, vous le peuple. Vos sacrifices inlassables et héroïques m’ont permis d’être ici aujourd’hui. Je mets donc les dernières années de ma vie dans vos mains»
(2) «Bonjour Lotfi, comment allez-vous ? J’espère que vous vous souvenez de moi»

 

Auteur : L.M.

Ajouté le : 12-12-2013